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Photo du rédacteurWilliam Beville

Tactique du diable

Dernière mise à jour : 15 janv.




La littérature apologétique chrétienne s’est rarement risquée à adopter le point de vue du diable, se fixant avant tout pour objectif de prouver rationnellement l’existence de Dieu. C’est cependant le choix qu’effectua l’auteur anglais C.S Lewis dans son roman épistolaire Tactique du diable (the Screwtape letters), paru en 1942. Proche de JRR Tolkien, Lewis est principalement connu pour ses travaux sur la littérature médiévale, ses ouvrages de critique littéraire, ainsi que pour la série des Chroniques de Narnia parues entre 1950 et 1957 (adaptée au cinéma de 2005 à 2010).


Tactique du diable se présente sous la forme d’un échange épistolaire entre Screwtape, vieux démon expérimenté et son neveu Wormwood, jeune recrue ayant pour mission de détourner un jeune chrétien de sa foi. Ce procédé littéraire d’inversion des valeurs permet une analyse très fine des tentations auxquelles les hommes sont constamment soumis ainsi que des moyens d’y résister. C.S Lewis joue ainsi sur l’ironie d’une présentation où le mal est le bien et Dieu « l’Ennemi ». Cet échange est l’occasion pour Screwtape d’exposer sa grande connaissance des failles et des travers de l’esprit humain et des moyens d’en tirer le meilleur parti afin d’entraîner les hommes sur le chemin de la perdition.


C’est un programme méthodique, redoutable de subtilité et d’intelligence que l’oncle diabolique enseigne à son neveu, encore novice dans l’art de l’égarement des âmes. Pour éloigner la cible de « l’Ennemi », on y apprend que ce ne sont pas les grands péchés ou les actes spectaculairement malfaisants qui sont les plus efficaces, mais les petits actes minables répétés tout au long de l’existence, les broutilles et mornes habitudes qui entraînent les hommes dans l’obscurité. « Le chemin le plus sûr pour l’enfer est celui qui y mène graduellement. C’est la pente douce, bien feutrée, sans virage trop brusques, sans bornes kilométriques ni poteaux indicateurs. »


Screwtape est formel à ce sujet, l’enfer est réaliste : ce qui compte, c’est le résultat. Et le résultat, c’est la personne qu’on devient progressivement. Ce qui compte dans nos actes, y compris dans les plus quotidiens, ce sont les choix qu’ils expriment et la manière dont ces choix nous modèlent peu à peu, en nous construisant ou en nous détruisant.


On y découvre par ailleurs l’influence diabolique de la presse et autres médias dans la confusion intellectuelle et spirituelle des hommes puisque des dizaines de philosophies contradictoires se bousculent dans leur esprit et que « en jugeant d’une doctrine, l’essentiel pour eux n’est pas de savoir si elle est vraie ou fausse, mais si elle est abstraite ou pratique, démodée ou moderne, souple ou rigide ». Ainsi les slogans sont les meilleurs alliés du démon pour détourner l’homme de l’église. Il est donc inutile de faire appel à la raison ou à l’argumentation, mais simplement de prétendre qu’une philosophie a de l’avenir.

Screwtape appelle ainsi Wormwood à tout faire pour empêcher son patient d’avoir les idées claires, qu’il ne désigne jamais les choses par leur nom et qu’il ne soit jamais question de la vérité de ce qu’il pense.


Toutes les expériences de la vie d’un homme sont une occasion pour le diable d’en tirer profit ; rencontre amicale, aventure amoureuse, relation familiale, vie spirituelle, évènements politiques... Ainsi, bien que l’histoire se déroule dans le contexte exceptionnel de la seconde guerre mondiale, les préoccupations du patient de Wormwood constituent des invariants auxquels les hommes de tout temps sont confrontés.  Nous pourrions penser que la guerre est, par exemple, un terrain favorable à l’action du diable, mais Screwtape contredit cette idée puisque les morts occasionnés par la guerre ne sont d’aucune utilité au malin si leur âme n’a pas été préalablement acquise à sa cause. La guerre peut même se révéler contre-productive puisqu’elle leur permet de prendre conscience de leur lâcheté, et donc de leur révéler pour la première fois l’existence d’un monde moral, approfondissant leur connaissance intérieure et ouvrant la voie à un cheminement spirituel.


La guerre est aussi le moment de l’union des hommes, d’un être collectif se mobilisant contre un autre être collectif (nations contre nations dans le cas de la deuxième guerre mondiale), évènement catastrophique pour le diable car « toute la philosophie de l’enfer repose sur cet axiome qu’une chose n’est pas une autre, et surtout qu’un être n’est pas un autre. » Il est ici question du problème fondamental de la séparation, essence du diabolique (du grec diabolos « qui désunit ») et antithèse de la volonté divine de relier tous les hommes en Dieu. Comme le rappelle Screwtape, il doit y avoir pour Dieu « une sorte d’unité dans la multiplicité des choses » faisant écho à l’enseignement de Saint Paul : « Nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ, et nous sommes tous membres les uns des autres » Romain 12 :5. Ainsi, l’homme isolé des autres et de lui-même, coupé de ses racines divines et perdu dans le flou de l’incertitude, est la proie favorite du diable.


Maintenir les hommes dans l’incertitude et dans la peur donc : « Nous voulons le garder le plus possible dans l’incertitude, afin que sa tête fourmille de visions d’avenir contradictoires qui entretiennent à la fois ses espoirs et ses craintes. Rien ne vaut l’incertitude et l’anxiété pour barricader l’esprit d’un homme contre l’Ennemi. Il désire que les hommes se préoccupent de ce qu’ils sont en train de faire. C’est notre affaire de les faire penser à ce qui pourrait leur arriver ». 


Le rapport des hommes au temps donne une riche matière au diable, qui exploite avec gourmandise leur tendance incurable à se détourner sans cesse du présent : « La majorité des vices prennent racine dans le futur. La gratitude se tourne vers le passé et l’amour vers le présent. Mais la peur, l’avarice, l’ambition et la concupiscence regardent en avant. » Le diable désire une génération perpétuellement insatisfaite, négligeant la richesse du présent et projetant ses désirs et ses ambitions dans l’avenir, une humanité agitée et anxieuse.


Les démons finiront par échouer dans leur entreprise, le patient de Wormwood trouvant la mort dans un bombardement allemand. Au grand agacement du vétéran Screwtape, son jeune neveu accumula trop d’approximations et d’erreurs et laissa finalement sa proie s’échapper et rejoindre « l’Ennemi ». Ces lettres qui témoignent d’un sens de l’observation et d’une finesse psychologique considérables révèlent l’essence de la tentation. Ce qui compte, c’est la marque laissée par les actions sur la personnalité de l’acteur, ou pour mieux dire, sur son âme. Quand on demandait à Lewis comment il en savait si long sur la tentation, il répondait que ce n’était pas grâce à de longues études de théologie morale mais à la connaissance de son propre cœur. C’est sans doute ce qui donne à cette chronique de la tentation son air criant de vérité.

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