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Photo du rédacteurWilliam Beville

La prophétie d'Arthur Cravan

Dernière mise à jour : 20 juin 2024




« Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme ».



Cette réflexion, datant d'un siècle, est signée du poète-boxeur Arthur Cravan. Neveu d’Oscar Wilde, personnalité inclassable et haute en couleur, Cravan était un authentique subversif. Agitateur, fantasque, provocateur, sportif, il traversa comme un météore les milieux avant-gardistes de son époque, jetant sur eux un regard acerbe et souvent cruel. Conchiant une grande partie de la scène artistique de son temps, il exprima avec frénésie la nécessité de redéfinir la notion d’art en l’élargissant à la vie elle-même, dans une atmosphère d’absolue irrévérence, de provocation et de scandale. Il fut considéré en cela comme un précurseur du mouvement Dada et révéré par les surréalistes, aux premiers rangs desquels André Breton, qui célébra en lui « l’intransigeance toute rimbaldienne », signe d’un « génie à l’état brut ».


Dans la revue Maintenant, dont il fut l’éditeur et le rédacteur unique entre 1912 et 1915, il ne se privait pas d'attaquer physiquement les cohortes de peintres qui se bousculaient chaque année à l’exposition des indépendants. Il observe ainsi, à l’occasion du salon de 1914, « toutes ces sales gueules d’artiste », « faux Cézanne, faux Gauguin, faux Maurice Denis » venus présenter leurs œuvres.


Dans un compte rendu impitoyable de l’exposition, Cravan n’épargne pas non plus ses illustres contemporains. Robert Delaunay est « une gueule de porc enflammé » et « un fromage mou », André Gide « une petite nature », Marie Laurencin, quant à elle, « aurait besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse…quelque part pour lui apprendre que l’art n’est pas une petite pose devant le miroir. » Boxeur aussi bien que poète, il accordait une importance notoire à l’allure physique et aux qualités humaines des artistes, dont il fustigeait régulièrement la nullité. Selon lui, la première condition pour un artiste était de savoir nager.


Outrancier et féroce, peu de gens trouvaient grâce à ses yeux, il disait se « foutre de l’art » et se considérait comme unique dans « la surproduction contemporaine », remarque qui résonne particulièrement aujourd’hui, à l’heure où la production artistique atteint des volumes exorbitants.  


Arthur Cravan est prophétique à de nombreux égards, il note que « dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. Ils sont partout : les cafés en sont pleins, de nouvelles académies de peinture ouvrent chaque jour ».  A lire ces lignes, on ne peut pas s’empêcher de songer à ces millions de profils « arty » qui inondent aujourd’hui les réseaux sociaux, à la multiplication des filières et institutions artistiques et à l’explosion des différentes formes de manifestations artistiques dans l’espace public (installations, happenings, festivals etc…). La création est désormais mise à la portée de tous, chacun recherchant l’affirmation de sa singularité avec d’autant plus d’entrain que celle-ci est facilitée par la diffusion simple et gratuite sur le web.


Dans son compte rendu du salon de 1914, Cravan observe également que « l’on se moque des clients des chiromanciennes ou cartomanciennes et l’on n’a jamais d’ironie pour les naïfs qui fréquentent les académies de peinture. Peut-on apprendre à dessiner, peindre, avoir du talent ou du génie ? Et pourtant, on voit dans ces ateliers de grands dadais de trente et même quarante ans et, Dieu me pardonne ! des tutus de 50 ans, oui, doux Jésus ! de pauvres fofos de cinquante ans ! ». Le poète pose déjà la question de l’utilité des écoles d’art au moment où les avant-gardes entendent s’émanciper des académismes et donner libre cours à une spontanéité libératrice et transgressive.


Depuis une trentaine d’années, la France a vu la multiplication impressionnante des établissements d’enseignement artistique publics et privés. Ces quantités pléthoriques de formations posent question quant à la nature des enseignements qui y sont proposés, l’apprentissage académique sérieux du dessin et de la peinture ayant été abandonné depuis longtemps. Ces écoles rencontrent pourtant un grand succès et chaque année, des milliers d’aspirants s’y bousculent avec le rêve de devenir artistes. Et pourtant, comme le souligne Arthur Cravan, on ne peut pas apprendre à avoir du génie ou du talent. Gauguin, Van Gogh, Rousseau, Hopper n’ont jamais été formés dans une école d'art.


Le rêve consiste davantage à se présenter comme artiste et à jouir du prestige symbolique rattaché à ce statut plutôt qu’à se consacrer réellement à l’élaboration laborieuse d’une œuvre qui a toutes les chances de ne jamais rencontrer le succès. La prétention à être ou à se présenter comme un artiste a donc explosé, au moment même où l’art recouvre un champ dont il est difficile de dessiner les contours. Il est également frappant de constater la féminisation des contingents estudiantins qui se pressent dans les différentes filières artistiques, phénomène rejoignant la féminisation globale du secteur de l’art et de la culture en France.


C’est encore le lien qu’effectue Cravan entre « artistisation » et dévirilisation du monde lorsqu’il note que, conjointement à la multiplication du nombre d’artistes, « l’on aura toutes les peines du monde à rencontrer un homme ». Le vouloir-être artiste serait donc devenu l’expression d’un narcissisme immature et l’art, dans sa phase actuelle, une activité féminine, incertaine et précaire, à dominante ludique, festive et participative.


Dans une époque de déliquescence où, à peu près tout le monde s'autoproclame artiste, la réflexion d’Arthur Cravan revêt un caractère prodigieusement annonciateur. Une de ces prophéties qui appellent une réaction et un bouleversement de l’ordre des choses, un sursaut de l’esprit face à la perte de sens, un revirement de la civilisation, un renouvellement de l’ensemble des valeurs qui ont dorénavant perdu leur actualité.

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