Juillet, Frères de Limbourg (Hermann, Paul et Jean)/ Barthélemy d'Eyck
« Les années d’enfance demeurent dans la mémoire de chacun comme les années légendaires de sa vie. » Giacomo Leopardi
Les Très Riches Heures du duc de Berry est un manuscrit enluminé réalisé par les frères de Limbourg pour le compte du duc Jean 1er du Berry. Sa création débute en 1410, puis, après la mort des trois frères, le manuscrit est complété par un peintre anonyme dans les années 1440 et finalement achevé par le peintre Jean Colombe en 1486. Il s’agit d’un livre d’heures, un recueil d’offices et de prières personnalisé selon l’habitude du XVe siècle, reflétant la sensibilité et les pratiques religieuses du lecteur auquel elles sont destinées.
Joyau du gothique international, considéré comme le plus beau livre du Moyen-Age, Les très riches heures est une œuvre exceptionnelle, par la qualité de ses enluminures, la richesse de son iconographie et la préciosité de ses composants. Les miniatures sont en effet peintes avec des pigments rares tels que le lapis lazuli, le vermillon et l’indigo.
Les 12 grandes miniatures composant le calendrier du début de l’ouvrage représentent les activités humaines propres à chaque mois de l’année. Richement détaillée, chaque scène offre un point de vue unique sur la vie rurale au Moyen Age sous la domination des seigneurs. Les différents personnages s’adonnent aux occupations de leur rang, réception et chasse pour les nobles, travaux des champs pour les paysans. Une impression d’ordre et de quiétude se dégage de l’ensemble, un monde où chacun accomplit son rôle au sein d’une société réglée par le rythme des saisons et les coutumes médiévales.
Ces scènes champêtres, naïves, idylliques, évoquent les jardins merveilleux de l’enfance, espaces infinis de mystères et d’aventures. Chaque recoin du domaine offre à l’esprit juvénile sa part d’énigme, de charme, de risque, de promesse. Châteaux, prairies, collines, champs, rivières, bois, sources composent un univers enchanteur parfois traversé par l’apparition féérique d’un dragon ou d’un ange. C’est l’idéalisme des premiers âges de la vie comme de l’imaginaire médiéval européen. Ces majestueux châteaux, entourés de vertes prairies sont des paysages semblables à ceux que contemplent l’enfant avec volupté, ressentant la présence de Dieu dans leur beauté, leur lumière et leur souffle. Une épiphanie uniquement perçue dans la vivacité de ses sensations et la virginité de sa sensibilité. Une manifestation divine que l’on perçoit miraculeusement dans les grandes œuvres d’art, dont les très riches heures font indéniablement partie.
Le Christ aux stigmates devant sa croix et un paysage, entouré du duc Charles Ier de Savoie et de la duchesse de Savoie Blanche de Montferrat agenouillés, Jean Colombe
Elie Faure, dans son histoire de l’art décrit parfaitement l’impression suscitée par ces images, « Quand on ouvre ces pesants volumes, qui, vus du dehors, semblent si ennuyeux, c’est une éruption d’hymnes à la lumière, des apparitions brusques de jardins et de ciel. Il faut regarder de bien près pour retrouver la douce mythologie chrétienne cachée sous ces averses de rayons comme une fleur pâle dans l’incendie d’été. Tout est prétexte à embrasser les mornes pages, la mer, les bois, le sang, les plumes de l’aile des anges, les robes des saints, les yeux des saintes, leurs cheveux, leurs auréoles, les portes ouvertes des cieux. » L’historien décrit merveilleusement le pouvoir des grandes œuvres d’art d’éveiller chez le contemplateur une volupté comparable à celle ressentie au milieu d’un paysage sublime, dans l’euphorie d’une ivresse ou dans « la ferveur mystique des bleus purs et des ors ».
Ces illustrations éveillent les sensations vives de l’enfance, tel qu’Arthur Rimbaud les a rendues. Ces deux œuvres communiquent miraculeusement le frisson d’une nature pleine d’esprits et de mystères ; le raisonnement d’une voie qui parle secrètement à l’être sensible. Cette intuition était celle de Baudelaire qui, dans son poème Correspondance, décrit cet instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. On retrouve la même idée chez Joseph de Maistre, « Tout se rapporte, dans ce monde que nous voyons, à un autre monde que nous ne voyons pas. Nous vivons au milieu d’un système de choses invisibles manifestées visiblement ». Chez Rimbaud, ces correspondances sensibles sont exprimées à travers le mysticisme panthéiste du poète, traduction du lien qui unit la créature à son créateur. Ce lien est subtilement formulé dans les très riches heures par l’harmonie des images et des prières.
Les illustrations représentant certains épisodes bibliques ont la même puissance d’évocation poétique. Fortement inspirés par l’art italien, les frères de Limbourg ont composé ces scènes avec précision et délicatesse, projetant les acteurs de la révélation chrétienne dans la France du 15ème siècle. Ainsi, dans la miniature du Christ de pitié, Jésus figure devant un paysage évoquant le lac Léman et le château de Ripaille, près de Thonon. Dans la rencontre des Rois Mages, à l’arrière-plan de la scène, on distingue les façades de Notre-Dame de Paris, de La Sainte Chapelle et des bâtiments du Palais Royal. Jérusalem est peinte sous les traits de Paris. Ces scènes sont peuplées de figures chatoyantes, rejouant la divine révélation dans le grand jardin français, avec ses arbres, ses lacs d’azur, ses plaines accueillantes, ses bosquets pleins de mystères, ses monts lointains dissipés dans l’horizon frais. Ces aimables paysages sont également le reflet des idées morales du christianisme, ainsi la bonté, l’amour et la paix émanent d’un ciel lumineux, d’un champ de blé moissonné ou d’un verger d’arbres fleuris.
Ce sont les véritables très riches heures, celles ou le temps s’écoule lentement, comme obéissant aux béatitudes de l’enfance qui emplissent l’instant de ravissement et de grâce. Les heures où la nature révèle une part de son mystère et laisse entrevoir à travers ses parfums, son souffle, sa lumière, ses couleurs, la présence du créateur qui, l’espace d’un instant, nous parle le langage des innocents, des élus, des enfants qui peuplent le ciel et nous laisse « écouter dans l’invisible vibrer les harpes célestes dont le vent balance les lys » (Elie Faure).
Le Christ baptisé par saint Jean dans le Jourdain, surmonté de la Trinité. Deux anges tiennent ses vêtements à gauche et une foule est rassemblée à l'arrière, au centre d'un paysage, Jean Colombe
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