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Photo du rédacteurWilliam Beville

Les cendres de la civilisation

Dernière mise à jour : 22 nov. 2023






« Depuis que la culture s’est détachée du culte et s’est faite culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet… »

                             Thomas Mann, Le Docteur Faustus (1945).

 

Aujourd’hui, le champ de l’art s’est élargi au point qu’on ne sait plus vraiment ce qu’il recouvre. Plus d’un siècle d’avant-gardes et de transgressions nous a fait oublier ce que fut l’art lors des grandes époques culturelles en Europe, à savoir l’expression d’une certaine transcendance religieuse, utopique, humaniste ou sociale. L’œuvre d’art n’est aujourd’hui plus certaine de sa fonction, elle est en outre atteinte par les maux même qui rongent la société occidentale : marchandisation, narcissisme et court-termisme. La perplexité que chacun peut éprouver face aux « œuvres » exposées dans les galeries d’art contemporain, FRAC ou autres centres d’art, est la conséquence de cette nouvelle réalité.


En effet, l’amateur naïf qui s’aventure dans un de ses lieux est bien souvent saisi d’une certaine circonspection, voire d’un certain dégout devant les « œuvres » présentées. Prétentions conceptuelles, pauvreté plastique, exhibition, puérilités agresseront ses sens et heurterons son esprit.  Toutes ces audaces, exposées comme des « subversions », « provocations », « propositions novatrices » ont pour mission de « questionner notre rapport à cela », « interroger notre regard sur ceci », « remettre en question nos certitudes » et surtout, « briser les codes ».


Encore et toujours, rejouer la comédie de l’élan transgressif faisant voler en éclat les conventions obsolètes et les carcans oppressifs. Il pouvait y avoir du sacrilège quand il y avait du religieux, il pouvait y avoir de la transgression quand il existait un conformisme bourgeois, tout cela a disparu. Nous ne sommes plus en 1920, un siècle d’avant-gardisme a suffi à abattre tous les murs qui soutenaient l’édifice artistique européen depuis l’antiquité, ne laissant après lui qu’un champ de ruines. Il serait aujourd’hui légitime d’attendre solutions et réponses au problème immense de la perte de sens plutôt que de prolonger encore et encore cette philosophie du doute et du questionnement qui ne reproduit que le vide qu’elle contribua à provoquer.


Cette prétention éventée à la subversion, devenue vaine et inconsistante, se traduit par l’apparition de cohortes « d’artistes » présomptueux multipliant les démarches les plus saugrenues et les plus ridicules. Installations, performances, happenings viennent animer les espaces d’art actuel, FRAC et autres centres d’art, à destination des quelques imprudents qui s’y aventurent sans grande conviction. Jamais la pauvreté du savoir-faire et le mauvais goût n’auront été affichés avec autant d’impudence. Cette question du goût est d’ailleurs devenue absolument tabou alors que son apprentissage constituait un de piliers de l’éducation classique. L’art, aujourd’hui, ne serait donc pas l’apprentissage d’un goût mais l’abandon d’un certain dégout, inculqué dans l’enfance quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maitrise des sphincters était importante.


Le musée, quant à lui, souffre d’un autre travers. Lieu de la conservation des œuvres du passé (bien que de plus en plus de musées proposent eux-aussi des expositions d’artistes contemporains), il en vient à ne proposer qu’une accumulation d’œuvres hétéroclites qui ont été détournées de leur finalité initiale. Absurdité de ces tableaux alignés, par époque ou par lieu, les uns contre les autres, que personne à peu près ne sait plus lire, dont on ne sait pas pour la plupart déchiffrer le sens, moins encore trouver en eux une réponse à la souffrance et à la mort. Morosité des sculptures qui n’offrent plus, comme autrefois la statue d’un dieu ou d’un saint, la promesse d’une intercession. Car la fonction initiale des œuvres que nous qualifions d’art était bien celle-ci, donner forme à des croyances et offrir aux fidèles un support à leur dévotion en même temps qu’un enseignement.


Mais aujourd’hui que ces croyances ont disparu et que les liens d’ordre religieux, politiques et esthétiques qui nous reliaient aux artistes ont été rompus, quel salut rechercher dans ces œuvres ? A quoi peuvent-elles bien servir une fois détachées des temples, des églises et des palais pour être remisées dans un musée, sinon devenir des accessoires de plateaux pour photographes débutants ?


Pour preuve, dans les musées d’aujourd’hui, les gens ne prient pas devant les œuvres d’art qui sont pourtant, dans leur immense majorité, des œuvres religieuses, ils les photographient, ils parlent fort, ils ricanent parfois. Les lieux qui les conservent sont aussi désormais victimes de vandalisme et de vols, commis à une fréquence de plus en plus haute.

Kropotkine parlait du musée comme d’un magasin de curiosités confisquant les œuvres et les éloignant de la communauté et des dieux pour lesquels elles avaient été faites, Proudhon lui considérait le musée comme une nécropole, une accumulation d’œuvres mortes. Valéry, lui, ne trouvait que ses mots pour les décrire : « fatigue…barbarie…inhumanité…incohérence… ». Ce pouvoir de falsification du musée, Robert Klein l’avait aussi identifié : « Toute chose placée dans un musée devient ipso facto parodie d’elle-même, mise là pour éterniser un geste désormais vide ou en porte-à-faux…


Il n’y a guère que les édifices religieux et les œuvres qu’ils contiennent pour offrir encore l’exemple d’un ensemble cohérent et harmonieux. La force de ce patrimoine est d’allier puissance esthétique, expression d’un enseignement universel et symbolisme sacré ; une œuvre d’art totale donc, capable de satisfaire la soif de beau et le besoin de sens, établissant une harmonie suprême entre la forme et le fond. Les œuvres religieuses réclamaient la sanction d’un dieu quand l’art contemporain se complait dans l’auto-référence, à travers des formules dérisoires, sans virtuosité et sans grandeur.


L’Eglise était garante de l’enseignement de la vérité révélée, à travers cette biblia pauperum qu’étaient les ensembles sculptés des cathédrales. Quels enseignements nous transmet une toile abstraite de Barnett Newman ou un Balloon Dog de Jeff Koons, si ce n’est la proclamation du vide et le triomphe de la marchandisation de l’art ? C’est surtout le refus de la beauté qui est la marque revendiquée d’un art contemporain qui prétend avoir dépassé depuis longtemps cette vieille lubie quasiment réactionnaire pour se perdre dans de fumeuses élucubrations pseudo-conceptuelles.


Dans ce monde glacial, comment ne pas se sentir davantage séduit par la magnificence des cathédrales et leurs innombrables trésors que par les espaces froids et vides des galeries et centre d’arts subventionnés par les Français qui ne s’y aventurent jamais. La promesse de la vie éternelle entourée de splendeur et de grâce peut-elle se comparer aux productions dérisoires d’un individu qui considère n’avoir aucun devoir vis-à-vis de la société, mais tous les droits d’un « artiste » ?


Malheureusement, l’Eglise contemporaine, autant que l’état, ne semble plus agir que mue par la haine de la beauté. Il semble même interdit à présent d’en parler.  C’est un phénomène inédit à l’échelle de l’histoire. En effet, pendant des siècles, durant la longue histoire du monde chrétien, ce qu’on appelle, d’un mot magnifique, la philocalie, avait été l’amour de la Beauté autant qu’une expérience spirituelle. La philocalie fut également un courant mystique de l’Eglise orthodoxe basé sur la connaissance de dieu par la beauté. Evacué ce souci fondamental, cette soif essentielle, évacués le goût, les espérances, et la finesse d’une haute civilisation pour ce que Leon Bloy appelait « la ruée vers le bas », inculture, impiété, égocentrisme, barbarie. Le temps du dégout a remplacé l’âge du goût. Si comme Dostoïevski l’affirme, la beauté sauvera le monde, des forces probablement surnaturelles seront nécessaires pour inverser la tendance et se hisser hors de ce cloaque.

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