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Photo du rédacteurWilliam Beville

L'Apocalypse selon René Girard




Il y a 8 ans, le philosophe René Girard disparaissait, nous léguant l’une des œuvres les plus puissantes et les plus novatrices de l’anthropologie moderne. Grand homme de foi, Girard souhaitait avant tout que ses idées servent un objectif religieux. Il affirmait en effet que ses travaux avaient été écrit dans une perspective chrétienne, et plus particulièrement catholique. La théorie du désir mimétique, pour laquelle il restera célèbre, était indissociable de sa croyance dans le christianisme comme vraie foi, elle était également liée à une perspective radicale : celle dans laquelle la fin des temps annoncée dans le Nouveau Testament est à nos portes.


La grande intuition de René Girard est la suivante, nos désirs proviennent moins de nos pulsions naturelles que d’une tendance à envier et à imiter les autres. Celle-ci nous pousse à rechercher tout ce que recherchent nos rivaux (c’est-à-dire tous les autres). Nous voulons ce que nous voulons parce que les autres le veulent. L’imitation est donc non seulement un processus social fondamental, mais également une source de violence qui, si elle n’est pas maîtrisée, pourrait détruire la société. Il s’agit, à certains égards, d’une vision ancienne. Le poète Hésiode, à l’aube de la littérature grecque, observait déjà que les conflits pouvaient nous amener à imiter et à surpasser les réalisations de nos voisins dans des cycles de compétition socialement bénéfiques – ou qu’ils pouvaient conduire à une rage et à une violence envieuse. Au XVIIIe siècle, les fondateurs de la pensée économique du laissez-faire affirmaient que ce qu'ils appelaient « l'émulation », c'est-à-dire copier le comportement de nos rivaux dans le but de surpasser leur succès, était la base de la croissance économique, mais aussi une source de conflits entre individus et nations.


L’originalité de la pensée de Girard réside dans son argument selon lequel les sociétés gèrent les conséquences de la rivalité mimétique en choisissant des boucs émissaires, ou en excluant certains agents désignés comme responsables des malheurs de la communauté. Selon lui, la désignation de boucs émissaires est une fonction de la religion et prend la forme d'un sacrifice, de la destruction physique d'une victime accusée d’être coupable du désordre, rétablissant par sa mort la concorde et l’équilibre social. La création du bouc émissaire se révèle donc être le moyen collectif permettant à une communauté archaïque de survivre à la violence provoquée par le désir mimétique individuel de ses membres.


Selon Girard, la mort et la résurrection du Christ avaient libéré l’humanité du cycle mimétique potentiellement destructeur que le bouc émissaire était censé contenir. Le message de l'Évangile était qu'un homme parfait, dénué de violence, s'était offert en un sacrifice final, censé marquer la fin du religieux archaïque et la réconciliation des hommes. Par sa mort, le Christ a aboli le besoin de boucs émissaires supplémentaires et dans sa vie, il a fourni un exemple à ses disciples – un exemple qui, contrairement à tous les objets d’imitation précédents, ne pouvait produire ni envie ni agression mais seulement amour et paix.


Voilà pourquoi René Girard considérait le christianisme comme la fin de la « religion » au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire un système de règles et de procédures destinées à contenir la violence de la compétition mimétique et à maintenir l’ordre social à travers des rituels de sacrifice. Selon le philosophe, seul le Christ pouvait offrir une échappatoire à ces systèmes.


Dans sa lecture de l’histoire, Girard observait que la sécularisation de l’Occident – le déclin du rôle politique de la religion et de la croyance religieuse – signifiait, dans un paradoxe apparent, que le message du Christ pouvait, pour la première fois, « devenir clair ». Pendant des siècles, nos sociétés ont existé sur la base d'un compromis généralement tacite et philosophiquement incohérent entre les valeurs préchrétiennes (de préservation de la société par des rituels de sacrifice) et le message du Christ, qui a montré que le sacrifice est désormais inutile et que le la fin du monde est proche.


La laïcisation dissout ce compromis. Elle hâte l’apocalypse, et donc la seconde venue du Christ, en mettant fin aux rituels sociaux qui avaient limité la violence de la compétition : « il ne reste plus que la rivalité mimétique, et elle atteint les extrêmes ». Une société sans religion, sans rituel, sans contrainte ou limite, dans laquelle des individus atomisés rivalisent les uns avec les autres dans des spirales d’envie et d’hostilité qui ne cessent de s’aggraver, est la clairière dans laquelle le Christ réapparaîtra. Le philosophe est ainsi convaincu que « nous sommes entrés dans une période où l’anthropologie va devenir un outil plus pertinent que les sciences politiques. Nous allons devoir changer radicalement notre interprétation des évènements, cesser de penser en hommes des lumières, envisager enfin la radicalité de la violence, et avec elle constituer un tout autre type de rationalité. Les évènements l’exigent. »


S’appuyant sur les textes apocalyptiques, et notamment les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc), Girard observait que « les conflits des nations contre les nations iront de pair avec « des famines et des tremblements de terre », ce qui veut très clairement dire que les affrontements guerriers auront des conséquences cosmiques. Ce ne sera plus la peste thébaine, mais bien des catastrophes écologiques au niveau de l’univers entier. Voilà, soudainement justifié, l’effacement de toute distinction entre le naturel et l’artificiel. Comment peut-on encore refuser d’entendre ces textes? Ce qui me frappe, c’est paradoxalement l’adéquation croissante, non pas seulement de la guerre à son concept, mais du texte évangélique à l’époque où nous sommes entrés : l’époque de la stérilité croissante de la violence. Cette vérité va devenir, est devenue éclatante. Nous sommes peut-être à la fin du cercle historique qui suit la destruction du Temple, ces « temps de païens » qui devaient s’étirer jusqu’à la fin. Il faut penser à tout ceci comme à une chose qui est en train de se produire, très lentement, et dont ne pouvons que suggérer les formes. Mais cela va se préciser de plus en plus. »


L’apocalypse est selon lui en train de se réaliser sous nos yeux mais elle ne doit pas être source de désespoir. L’apocalypse n’est pas la violence de Dieu comme le croient les fondamentalistes, c’est la montée aux extrêmes de la violence humaine. C’est ici que le christianisme a quelque chose de singulier à nous dire : renoncer à la violence, c’est sortir du cycle de la vengeance et des représailles. Les Evangiles prévoient avec leur prodigieuse intelligence des processus mimétiques, non seulement l’échec du christianisme mais les emballements paroxystiques de la violence humaine, une fois livrée à elle-même.


Comme l’a prophétisé Saint Matthieu, « Par suite de l’iniquité croissante l’amour se refroidira chez le grand nombre », le déclin de la religion et de l’occident est aujourd’hui avéré mais ne doit pas être redouté car il aplanit le chemin du seigneur. Selon Girard, « L’Apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance. Qui voit tout à coup la réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les choses ont un sens. »



* Toutes les citations sont tirées d’Achever Clausewitz, René Girard, Benoit Chantre, 2007.

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