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Photo du rédacteurWilliam Beville

Jean Clair, la mauvaise conscience de l'art contemporain

Dernière mise à jour : 15 janv.






« Quand le soleil de la culture est bas sur l’horizon, même les nains projettent de grandes ombres »

Karl Krauss

 


Jean Clair est sans doute l’auteur contemporain ayant produit la critique la plus magistrale d’un certain art contemporain, de sa vacuité et de ses dérives. Conservateur général du patrimoine, historien de l’art, écrivain, auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages consacrés à l’art, essayiste volontiers polémiste,  ancien directeur du musée Picasso, membre de l'Académie française depuis mai 2008, Jean Clair sait de quoi il parle. Sa critique est d’autant plus brillante qu’elle est adossée à une immense érudition, excédant largement le seul domaine des arts plastiques.


Dans un style éblouissant, admirable de clarté et de précision, l’auteur évoque les grandes heures de la haute culture européenne et jette un regard acerbe et désenchanté sur les productions d’un art contemporain « prétentieux et médiocre ». Pourfendeur du mercantilisme et de la massification de la culture, Jean Clair est un ardent défenseur des arts qui inlassablement tente d’éveiller les consciences aux dangers potentiellement irréversibles qui nous guettent dans notre inaction et notre incompréhension de ce qu’est véritablement la culture et l’art.


Revendiquant sa foi chrétienne et son attachement à la tradition, l’académicien se démarque d’emblée du milieu de la critique d’art, dans son ensemble largement gagnée par les idées progressistes. Son analyse du déclin de l’art accompagnant le déclin de la religion a en effet de quoi faire frémir les apparatchiks bien-pensants du monde de la culture et leur « snobisme de canaille, propre aux élites en déclin et aux époques en décadence ».

Accusé d’être réactionnaire,  Jean Clair est en réalité un héritier de la grande culture classique européenne, de son intelligence et de sa sensibilité, et fort de cet héritage, il livre un diagnostic impitoyable du devenir de cette culture (terme dont il redoute l’ambiguïté). Son constat est le suivant : nous sommes passés de la culture du culte au culte de la culture, abandonnant les anciennes croyances religieuses et les rituels qui leur donnaient forme, pour la célébration d’un art vide détaché de toute référence transcendante, expression de la créativité « libérée » de l’homme.


D’après lui, cette étape de la vie de l’esprit correspond à ce que Kierkegaard avait appelé le « stade esthétique ». « Dans le développement d’un individu, l’esthétique n’était pas selon lui l’état le plus élevé de la vie spirituelle, mais son balbutiement, son babil spontané, rudimentaire : un stade caractérisé par l’obscénité d’un ego tout-puissant, qui fait de la pure jouissance des sens le seul but de la vie, sans souci ni du bien ni du mal, mais qui cultive plutôt l’indifférence, l’hédonisme, l’élan cupide ou concupiscent, condamné à toujours tombé et à toujours renaître ». (Jean Clair, L’hiver de la culture)


L’œuvre d’art, après plus d’un siècle de nihilisme et d’expérimentations avant-gardistes, est aujourd’hui confrontée à la futilité de son rôle, privée qu’elle est de sa charge symbolique et de sa portée spirituelle. Walter Benjamin parlait déjà de la perte de « l’aura » de l’œuvre d’art, à l’ère de sa reproductibilité technique. Que dirait-il aujourd’hui, quand les médias et les moyens de diffusions se sont multipliés au point de pouvoir soumettre quotidiennement n’importe qui à des quantités phénoménales  d’images, publicités, informations, vidéo clips, reportages, réseaux sociaux etc… flux dans lequel les œuvres dites « artistiques » sont emportées, victimes de l’indifférenciation et de la culture du zapping.


« Nous n’accordons plus aucune importance à la valeur symbolique d’une œuvre d’art que nous nous sommes accordé toute licence dans la production des images. C’est le refus du symbolique, de la Loi, pour parler comme Lacan, qu laisse à l’imaginaire, c’est-à-dire à l’emprise des illusions du Moi hypertrophié de l’individu moderne, toute liberté d’occuper le terrain. Plus précisément : quand l’ordre du symbolique, qui marque le contrôle du signifiant et l’imposition de la figure paternelle, est aboli, la liberté de faire n’importe quoi est complaisamment revendiquée. C’est parce que nous n’accordons plus aucune importance au sens, à la valeur, aux pouvoirs et aux dangers des images que nous laissons à l’œuvre d’art la licence d’être insignifiante. La pseudo-liberté d’expression de l’art moderne, l’audace de ses sujets, l’autonomie présumée des formes qui la composent ne sont jamais que les déchets d’une fonction qui n’est plus discernable. »(Jean Clair, Le voyageur égoïste)


Parallèlement à ce phénomène, l’œuvre d’art est l’objet d’une manipulation financière sans précédent, et le marché de l’art qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galerie d’une part et connaisseurs de l’autre, est de nos jours un mécanisme de haute spéculation financière entre deux ou trois maisons de ventes et un petit public de nouveaux riches. Selon Jean Clair, « Les procédés qui permettent de promouvoir et de vendre une œuvre dite « d’art contemporain », sont en effet comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et même du presque rien ».

Il s’agit, à partir d’une valeur nulle, d’attribuer un prix à l’œuvre et parvenir à la vendre très cher.


Pour ce faire, il faut d’abord la noyer dans un lot de créances un peu plus sûres (des artistes dont la côte est déjà bien établie), et là faire entrer dans un circuit de galeries privées, qui sauront, grâce à leur savoir-faire commercial, répartir les risques encourus. Ces galeristes jouent le rôle que les agences de notation jouent pour l’économie réelle, ils indiquent les valeurs sur lesquelles investir et orientent ainsi les acheteurs, spéculateurs de salle de vente ou simples amateurs. Bien sûr le terme « valeur » ne signifie pas valeur esthétique, mais valeur de produit comme « performance économique », jusqu’à ce que la bulle spéculative éclate et que le dernier à avoir acquis l’œuvre perde tout.


« Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l’argent, c’est tout naturellement, on l’a vu qu’on était tombé au niveau des latrines ; Jeff Koons, Damian Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ, et avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or, la spéculation, les foires de l’art, les entrepots discrets façon Shaulager, ou les musées anciens changés en des show room clinquants façon Palais Grassi, les ventes aux enchères enfin, pour achever le circuit, faramineuses, obscènes… » (Jean Clair, L’hiver de la culture)


Les musées ont en effet joué un rôle crucial dans cette évolution en recevant avec la plus grande complaisance ces soi-disant artistes provocateurs. Originellement destiné à rassembler, préserver et exposer les œuvres du patrimoine historique, le musée a désormais la prétention de consacrer les œuvres de la contemporanéité, et ce sont souvent les œuvres les plus médiocres et les plus vulgaires. Le musée fonctionne à présent comme une machine à accréditer les faussaires : les artistes tirent de leur présence en ses murs la gloire et la puissance de s’intituler « artistes contemporains ». Par ailleurs, les institutions muséales ne manqueront pas, à l’occasion, de renflouer les caisses par le moyen de stratégies marketing opportunistes, publicité, merchandising, événementiel etc…l’artiste et son œuvre devenant ainsi le produit d’une exploitation commerciale, au même titre que n’importe quel autre bien de consommation.


Dernièrement, le Van gogh Museum, pour célébrer ses 50 ans a annoncé une collaboration exceptionnelle avec la célèbre franchise Pokémon. « l’institution frappe fort avec une nouvelle opération marketing pour  faire connaître le peintre et son histoire auprès d’un public jeune ou peu familier », explique un communiqué. Le 28 septembre dernier, jour de lancement, le Van Gogh Museum a été pris d’assaut par les collectionneurs qui ont dévalisé la boutique (en ligne et sur place).  L’intérêt de cette exposition était, pour ceux-ci, de compléter leur collection de cartes d’un précieux Pika-Portrait, diffusé par le musée en édition limitée et déclenchant à l’occasion une frénésie de spéculation, avec revente à des prix exorbitants.


 « En plus de la panoplie du dresseur arty, les visiteurs peuvent découvrir jusqu’au 7 janvier une mini-exposition au musée qui présente six toiles réalisées par des artistes de la Pokémon Company, qui ont notamment dessiné plusieurs cartes. Les tableaux inédits détournent des chefs-d’œuvre du peintre conservés au musée néerlandais.»


Outre l’énième exploitation commerciale de l’œuvre de Van Gogh, cet évènement n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de ce qu’on appelle aujourd’hui le décalé. Apparu dans le langage publicitaire et contaminant progressivement le monde culturel et médiatique, l’esprit décalé est aujourd’hui l’un des nouveaux paradigmes de l’art contemporain. Rien d’intéressant qui ne soit « décalé », une exposition se doit d’être décalée, une œuvre, un livre, un propos seront d’autant plus goutés qu’ils seront « décalés ».   « Décaler veut dire ôter les cales ; on décale un meuble et il tombe, on décale une machine fixée sur son arbre, et elle devient une machine folle, on décale un bateau et vogue la galère…Une nef des fous, en effet. » (Jean Clair, L’hiver de la culture).


On créait jadis des œuvres, on ne fait plus que « détourner » dans un esprit « décalé ». Pour ce faire, les musées se sont inventés une spécialité des échanges entre low culture et high culture, démagogie culturelle aujourd’hui largement répandue. Faire descendre la haute culture à la portée des adulescents nourris aux jeux vidéos, aux séries populaires, aux bandes dessinées et aux mangas. C’est le triomphe de cette espèce de puérilité ambiante, propre à notre époque, et qui s’épanouit à merveille dans les sociétés néolibérales, dont l’art contemporain n’est plus qu’un avatar, sa fonction étant désormais de légitimer l’univers de la marchandise en affectant de le dénoncer

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