Gregor Erhart, Sainte Marie Madeleine, tilleul et polychromie, 1515/1520
A la fin du Moyen-Age, une école de sculpture active en Souabe (ancienne région du sud de l’Allemagne) est la source d’une production exceptionnelle, par sa diversité et son originalité. Entre 1460 et 1530, les maitres artisans des différents foyers de création de cette contrée renouvèlent les formes d'un art gothique finissant en lui offrant une tonalité particulière, empreinte d’élégance, d’expressivité, et d'une troublante sensualité.
Appartenant au gothique tardif, qui, en Europe du Nord, se prolonge parallèlement à la Renaissance italienne, la sculpture souabe possède ses caractéristiques propres, parmi lesquelles figurent un gout de la ligne fluide et du drapé souple, un attrait pour l’élégance et la préciosité, une recherche de mouvement et de densité plastique ainsi qu’une attention particulière au détail réel et au visage humain.
A l’époque, les sculpteurs exercent leur art au sein d’ateliers basés dans les principales cités souabes, Ulm, Augsbourg, Biberach, Memmingen, Kaufbeuren ou Kempten. Ils sont regroupés en corporations, organisées entre maitres sculpteurs et compagnons qui se répartissent les différentes tâches (schémas de composition, taille du bois, peinture…) afin de répondre aux commandes de leurs clients. Le nombre de compagnons présents dans un atelier dépendait du marché ; alors qu’un seul compagnon travaillait dans l’atelier de Gregor Erhart à Augsbourg en 1507, Nicklaus Weckmann en employait environ cinq à Ulm une décennie plus tard. Les pièces provenant de ces ateliers sont principalement destinées aux églises (retables, sculptures) mais les artisans reçoivent également des commandes de laïcs désireux d’orner leur oratoire particulier.
Chaque maître d’atelier a son style propre, qu’il imprime à ses créations, les rendant ainsi reconnaissables et uniques. Ainsi, tel sculpteur apporte son innovation dans le traitement des visages et de la carnation tandis qu'un autre renouvelle les schémas de drapés ou la composition des retables. En dépit de cette variété de styles, la sculpture souabe constitue un phénomène artistique relativement unitaire et cohérent. De manière générale, elle reste dans les limites de la tradition gothique, correspondant aux aspirations religieuses et au goût des commanditaires du temps, mais il s’y mêle également une attention aux formes du corps humain qui semble faire écho à leur humanisme
Il y a en effet une nette aspiration des sculpteurs souabes à créer l’illusion de la vie, sensible dans le traitement des volumes et la polychromie, les vêtements et leur détails familiers, les corps dévoilés et les visages expressifs. Le travail sur les carnations participe grandement de cette volonté d’insuffler la vie aux personnages incarnant les grands mystères de la foi chrétienne. Visant à restituer l’apparence des chairs, la peinture a donc une grande importance dans le rendu final. Elle peut offrir une surface unie ou brillante ou, au contraire, être appliquée comme un tampon pour produire l’effet d’une peau légèrement granuleuse. Les deux procédés coexistent parfois : c’est le cas par exemple sur les carnations de la Sainte Marie Madeleine de Gregor Erhart (actif de 1485 à 1540), dont le visage présente un grain de peau délicatement velouté alors que le reste du corps est couvert d’aplats fins et lisses appliqués au pinceau.
Cette œuvre est représentative du style du maître d’Augsbourg, virtuose dans l’expression d’une grâce paisible, modelant des visages qui émanent une sensation de calme et de piété. La pose de Marie Madeleine, en contrapposto, l’harmonie et la plénitude du corps nu reflètent également une recherche de beauté formelle propre à la tradition de la renaissance. Ainsi, au lieu de créer une silhouette mince et irréelle à la manière gothique, le sculpteur a voulu des courbes féminines, des muscles tendus et une sensibilité sensuelle exceptionnelle. La sculpture était destinée à transmettre l’extase mystique de la sainte, tandis que sa beauté et ses cheveux dorés témoignent de son éclat saint.
Niklaus Weckmann et atelier, retable de Talheim, vers 1518
Au cours de ces années, le sculpteur Niklaus Weckmann se fait connaitre par une production remarquable de retables aux compositions somptueuses et complexes. Basé à Ulm, son atelier est le lieu de travail d’une dizaine de compagnons, auxquels le sculpteur enseigne l’invention permanente et la combinaison inédite de motifs tirés du répertoire formel de l’atelier. Réalisé en 1518, le Retable de Talheim offre un exemple éclatant du style de l’atelier de Niklaus Weckmann, avec ses figures expressives, ses visages détaillés avec une grande précision, capturant la piété, la souffrance ou la sérénité des personnages représentés. Les couleurs vives de la polychromie ajoutent de la vivacité aux sculptures et permettent de mettre en valeur les détails des expressions faciales et des vêtements. Le Retable de Talheim est considéré comme un chef-d’œuvre de la sculpture souabe et témoigne du talent de Weckmann et de l’importance de son atelier à Ulm.
L’école de sculpture souabe a profondément marqué l’art sacré de son temps, dans un monde où l’espace était habité par des milliers de sculptures, partout visibles dans les églises, chapelles et cimetières, édifices publics et intérieurs privés, dans les villes et les villages, au bord des routes et des chemins. Les images exprimaient la piété intense des hommes du temps et s’accordaient aux nouvelles formes de dévotion en résonance avec l’évolution de la pensée religieuse et de la société.
Le Christ des Rameaux, tilleul, épicéa et reste de polychromie, 1520/1525
Les sculptures jouaient aussi un rôle actif de représentation dans certaines cérémonies liturgiques, tel le Christ des Rameaux, déplacé en procession dans les rues pour commémorer l’entrée du Christ à Jérusalem le dimanche précédant Pâques.
A partir de 1525 environ, ces manifestations de dévotion ostentatoire sont dénoncées par les réformateurs. Par leur critique, ceux-ci freinent l’activité des artistes, qui voient leurs carnets de commande s’amenuiser et n’ont d’autres choix que d’adapter leur production. Par leurs menées purificatrices, les iconoclastes font disparaitre une part inappréciable de leur production dans de nombreuses villes et portent un coup d’arrêt brutal à l’activité des sculpteurs souabes.
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